samedi, juin 05, 2021

Opinion enseignante : unité, clivages et tensions

 

« Les » enseignants, ça n’existe pas...

Rendre compte des débats qui traversent le monde enseignant est une tâche quasi impossible. Il y a des illusions d’optique et des fausses pistes qui rendent difficile l’analyse. On peut se risquer malgré tout à un inventaire des vraies (et fausses) tensions qui sont à l’œuvre. 

Je voulais au départ de manière très prétentieuse intituler ce texte : « Tentative de topologie des clivages et tensions qui traversent le monde enseignant et les débats sur l’École ». Mais cela aurait donné un tour « savant » et surplombant à ce qui n’est qu’une réflexion personnelle  à un an de la présidentielle. 

L’auteur de ce billet (c’est moi !) prévient  en effet que si ses analyses s’appuient sur une observation et une participation de plus de quarante ans à tout ce qui concerne l’éducation, elles n’en sont pas moins subjectives, manquent de données pour les étayer et soufrent même d’une fâcheuse tendance à la psychologisation....

 

Gauche / Droite? 

Parmi les clichés, il y a celui qui voit « les enseignants » comme un groupe votant (encore) majoritairement à gauche. Mais ce vote majoritaire s’effrite comme le montre l’élection de 2017. Les études réalisées à l'époque  montraient que le candidat du PS recueillait à peine 15% des voix des enseignants en 2017, soit trois fois moins qu’en 2012 (46%). Jean-Luc Mélenchon a attiré quant à lui, près d’un enseignant sur quatre (24%) contre 19,6% chez l’ensemble des Français. 38% des enseignants ont voté Emmanuel Macron dès le premier tour. A peine 15,5% de l’ensemble des enseignants ont voté pour un candidat de droite. 

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Récemment, une 
nouvelle étude de Luc Rouban pour le Cevipof dans la perspective de 2022 montre que le positionnement des enseignants a encore évolué et est toujours peu lisible. Si les valeurs politiques les situent encore à gauche, leur «autopositionnement » les fait passer de 38% en 2017 à 29% pour 2021. Mais paradoxalement, le rejet de Macron (et de son ministre Blanquer) les conduit à une intention de vote à gauche qui passe de 33% à 49%. 

Mais quelle « gauche » ? La présidence Hollande a eu un effet désastreux avec ses renoncements et ses désillusions. Cela n’a pas été sans conséquences dans le domaine de l’éducation. Plutôt que de postuler une relative autonomie du projet, la politique menée y a été vue par un pan de la gauche comme marquée par le même néo-libéralisme et certains n’hésitent pas à tracer un signe « égal » entre Najat Vallaud-Belkacem et Jean-Michel Blanquer considérés l’une comme l’autre, responsables d’une « destruction » de l’École. La réforme du collège a constitué, à cet égard, une fracture toujours pas refermée. Pour les uns, elle était une étape dans l’évolution de l’École et la lutte contre les inégalités, pour d’autres c’était une attaque menée contre les disciplines. 

Il ne s’agit pas ici de refaire le film d’un passé qui ne passe pas. Mais il est clair que cet amalgame est un obstacle à une unité que l’unanimisme contre Blanquer ne peut suffire à construire. 

Car, au delà des élections et des positionnements partisans, ce que je  veux pointer ici c’est surtout que les débats sur l’École résistent à une grille d’analyse Gauche/Droite. S’il y a des concepts qu’on retrouvera plutôt dans le lexique de gauche, cela ne veut pas dire pour autant qu’ils sont réductibles à un camp. Et les tensions qui traversent les débats sur l’École sont infiniment plus complexes que cette grille binaire. 

 

Radicaux / réformistes ? 

Cette vieille distinction issue de la science politique est-elle toujours utile pour rendre compte de la diversité syndicale ? On pourrait retracer l’arc syndical avec ce paradigme : SUD, CGT-Educ, FSU, SGEN, UNSA. Mais il est nécessaire de nuancer et de distinguer les postures et les discours. La FSU (et ses syndicats SNES et SNUipp)  par exemple peut tenir un discours « radical » mais sa position qui reste majoritaire la met aussi en position de négocier et d’avoir des pratiques plus réformistes qu’elle ne veut le dire. 


L’enjeu pour les réformistes est de saisir toutes les marges de manœuvre existantes dans le fonctionnement actuel de l’École et les dispositifs mis en place. Les marges peuvent être des espaces de liberté pour agir. Mais le risque est celui de la compromission et l’accusation de « naïveté » que ne manquent pas de faire les plus radicaux. A l’inverse, le maximalisme peut être paradoxalement le meilleur allié de l’immobilisme. 

Derrière cette opposition se cachent aussi d’autres clés de lecture. En particulier, celle du rapport à la hiérarchie. Parmi les plus radicaux, on va « mimer » la lutte des classes et considérer l’encadrement comme des « patrons ». Cette représentation est un lourd handicap pour la conduite du changement. 

 

 

Pédagogues/Républicains ? 

Cette distinction a occupé un bon nombre de tribunes et de succès de librairies pendant une vingtaine d’années. Le débat s’est aujourd’hui clivé. Les supposés « Républicains » sont en fait des conservateurs et des « déclinistes » qui considèrent que l’École a été abimée par les « pédagogistes ». Ce nouveau terme péjoratif est utilisé pour déconsidérer et construire un épouvantail facile par certains hommes politiques, des médias et aussi certains enseignants. 

On peut douter que la grande majorité des enseignants soit sensible à ce clivage et que cela corresponde à la réalité des pratiques enseignantes. 

Mais il faut noter que, malheureusement, le terme péjoratif de pédagogiste, est utilisé aussi par des enseignants qui utilisent un lexique de gauche pour masquer des postures conservatrices dans le domaine de l’École. 

 

Progressistes / Conservateurs ? 

Les enseignants sont-il progressistes ou conservateurs ? Cette typologie est-elle pertinente pour rendre compte du débat sur l’École au sein de l’opinion ? 




Comme pour la tension précédente, cela correspond à des positionnements qui existent : il y a des organisations (mouvements pédagogiques, syndicats…) et des enseignants qui se disent progressistes et d’autres qui se revendiquent conservateurs et se réfèrent à une “École d’avant”. 

Mais ce débat est lui aussi biaisé car la notion de progrès tout comme celle de “réforme” est très ambigüe. Le ministre Blanquer dans une logique macronienne propose des transformations de l’École qui utilisent cette rhétorique du “progrès”. Cela conduit d’ailleurs l’opinion enseignante à de plus en plus de méfiance à l’égard de l’idée même de réforme. On retrouve ici l’argument théorisé par Albert O. Hischmann dans Deux siècles de rhétorique réactionnaire de la “mise en péril’ qui sur la base du coût élevé de la réforme en déduit qu’elle « risque de porter atteinte à de précieux avantages ou droits précédemment acquis ». 

 

L’École doit-elle être réformée ? 

L’École est-elle le réceptacle d’inégalités qui lui préexistent ou est-elle aussi un facteur d’amplification voire même de création d’inégalités ? Cette question n’est pas purement théorique. Elle traverse de nombreux travaux de sociologues de l’éducation ainsi que des enquêtes nationales ou internationales (Cnesco, PISA,...) 

C’est un enjeu important parce que, trop longtemps, on a eu un discours (de gauche…) qui exonérait l’école de toute responsabilité, et donc de toute nécessité de changer puisque les causes des inégalités étaient ailleurs. Il « suffirait » donc de changer la société pour ne pas changer l’école… Cette position paradoxale qu’on peut qualifier de « gaucho-conservatisme » est malheureusement assez répandue.

 

De quelques biais de lectures et précautions 

Dessin de Aurel paru dans Le Monde
On osera difficilement dire qu’on est pour le maintien des inégalités, voire même l’élitisme. On développera plutôt des idées généreuses fondées sur la mixité sociale et la “réussite de tous”. Mais le discours public (y compris à gauche) n’empêchera pas les stratégies individuelles (et discrètes…)  pour échapper au collège de secteur, payer des cours particuliers ou réfléchir aux meilleures options ou choix de langues pour reconstituer des classes de niveaux.

On ne peut se fier au seul discours et il importe de faire la distinction entre les paroles et les actes. Cela est valable pour les parents mais aussi pour les enseignants eux –mêmes. 


Ce qui est difficile dans le cas de l’école, c’est qu’on raisonne aussi à deux niveaux d’analyse, micro et macro. 

Macro : comment peut-on améliorer/changer les structures pour lutter vraiment contre les inégalités ?

Micro : comment moi, dans ma classe, dans mon établissement, je peux y contribuer ? Est-ce que mes pratiques pédagogiques (au-delà des intentions) sont de nature à lutter contre les inégalités ? 

Et c’est là que ça se complique… ! 



Philippe Watrelot 

le 5 juin 2021




2 commentaires:

Rien a dit…

La question ne me semble pas être "l'école doit-elle être réformée ?". Mais plutôt quelle méthodologie doit être utilisée pour réformer l'école? Doit-on continuer à réformer par consensus entre groupes d'intérêts qui imposent des visions dogmatiques? Ou devrait-on pas utiliser des méthodes rigoureuses basées sur les enjeux de l'école, la confiance aux humains proches des jeunes, la psychologie de l'enfant et de l'adolescent, etc?
Le consensus entre, ceux qui avaient envie de jouer aux démiurges, et la technostructure qui voulait plus de bureaucratie et diminuer les coûts, a toujours été aux dépens des plus éloignés de l'école.
Lors des réformes de l'école, même les analyses d'impact basiques ne sont pas faites. Ceux qui savent communiquer râlent et font pression et les autres sont oubliés.

m'sila a dit…

MERCI POUR CETTE ARTICLE COMPLET

 
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