vendredi, février 28, 2020

Enseignants : fausse revalo et « contreparties »


Il a fallu une réforme des retraites bâclée oubliant les enseignants et surtout la mobilisation de ceux ci pour que Jean-Michel Blanquer propose en un mois un calendrier de  « revalorisation » ou plutôt de compensation. 
Pourtant, malgré les sommes annoncées et les promesses réitérées, chez les enseignants la confiance n’est pas au rendez vous.
D’abord parce que la parole politique et en particulier celle du Ministre a été dévalorisée et cela incite à la méfiance. Ensuite parce que ce qui est sur la table est loin de correspondre à une revalorisation au sens où beaucoup l’entendent. Enfin, parce que Blanquer veut lier les questions de pension, de salaire et de redéfinition du métier et y introduire une dose de « mérite ». Cette négociation s’accompagne donc d’une vieille obsession gouvernementale : celle des « contreparties » et du « donnant-donnant ».
Tous les ingrédients sont réunis pour biaiser la négociation et mal redéfinir un métier qui en aurait pourtant bien besoin.



Vraie-fausse revalorisation
Alors que la réforme des retraites était annoncée depuis l’élection présidentielle, on “semble” n’avoir pris conscience que tardivement que les enseignants risquaient d’être les grands perdants de ce nouveau mode de calcul. En effet, ils n’ont que peu de primes (voire pas du tout) et leur carrière qui commence tardivement est telle que ce n’est que dans les dernières années qu’ils voient leur revenu augmenter.
Mais si la question des retraites met une certaine pression pour compenser, la revalorisation ne peut se limiter à cela. Dans un précédent article, je montrais qu’il y avait plusieurs dimensions à une réelle revalorisation : 
  • La compensation pour maintenir le niveau des pensions de retraite compte tenu du calcul par points et du faible nombre de primes dans la profession
  • Le rattrapage du pouvoir d’achat des fonctionnaires sachant que le point d’indice est gelé depuis neuf ans 
  • La mise à niveau des salaires des enseignants par rapport aux autres salariés français ayant des niveaux de diplôme équivalents pour retrouver de l’attractivité
  • Une revalorisation du métier d’enseignant par rapport aux autres pays comme le suggèrent les enquêtes internationales. 
Le gouvernement et le ministre ne découvrent pas aujourd’hui cette situation. La baisse du pouvoir d’achat des profs, la faiblesse de leur salaire en comparaison de ceux des pays voisins, la faible attractivité du métier, tout cela est connu. Depuis trois ans  on avait le temps de s’en préoccuper. Mais on semble se soucier aujourd’hui du seul premier aspect lié aux retraites dans des négociations à la va-vite. 
Si la presse reprend sans le questionner le terme de « revalorisation » c’est pourtant donc loin d’être le cas. Comme le dit très bien Lucien Marboeuf : « ceci n’est pas une revalorisation » !

D’après Les Échos, la loi de programmation destinée à “revaloriser” les enseignants en lien avec la réforme des retraites, attendue pour juin, pourrait s'étaler sur cinq ans, entre 2022 et 2026. Un rapport serait annexé à la loi, qui aurait valeur législative (?), et prévoirait des hausses de rémunérations sur l'ensemble de la décennie 2020.
Jean-Michel Blanquer a déjà annoncé, que la revalorisation se ferait à raison de 500 millions d'euros par an en commençant par les plus jeunes avec une hausse cumulative (1 milliard pour l'année 2, 1,5 milliard pour l'année 3, etc.) On aboutirait en cumulé à 10,5 milliards de hausse en 2026.
On devrait donc se réjouir... Pourtant les enseignants restent méfiants. « Les promesses n’engagent que ceux qui y croient » disait Charles Pasqua, et l’inscription dans un rapport ne semble pas pour beaucoup une garantie suffisante. Et de nombreux enseignants ont le sentiment que ce rattrapage va leur passer sous le nez et ne concerner que les plus jeunes et ne sera pas suffisant face aux retards accumulés. 
Et puis surtout, cette négociation voit ressurgir la vieille obsession des “contreparties”.
  

Les contreparties : une vieille obsession 
« le pacte social implicite qu'on a fait depuis des décennies dans l'Education nationale, c'est de dire : on ne vous paye pas très bien, votre carrière est assez plate mais elle peut avoir des bonds quand vous passez le CAPES, quand vous passez l’agrég, mais vous avez des vacances et vous partez à la retraite avec un système qui est mieux calculé que chez beaucoup d'autres parce que c'est le système où on calcule sur la base des six derniers mois. […]  Ca, c'est un peu le pacte social du corps enseignant. Ce pacte-là ne correspond plus à la réalité, ce qui est souhaitable je le dis très sincèrement. […] 
Il faut repenser la carrière, ça veut dire qu'il faut qu'on arrive à ce que la carrière progresse davantage, qu'on ait un vrai dialogue avec l'ensemble des enseignants et leurs représentants pour dire comment on fait mieux progresser la carrière, comment on paye mieux. Comment, du coup, parce qu'on paye mieux, peut-être on change aussi le temps de travail et la relation au travail. Et je pense que les enseignants de votre génération y sont tout à fait prêts, et le font d'ailleurs bien souvent hors du temps scolaire, d'accompagner les jeunes différemment, que ce soit valorisé, que ça puisse être demandé aux enseignants, que le métier change, qu'on regarde aussi les périodes de vacances par rapport aux autres et puis qu'on pense sa carrière en valorisant beaucoup plus qu'on ne le fait aujourd'hui les périodes d'encadrement.» 
Ces propos d’Emmanuel Macron à Rodez (le 03/10/2019) montrent bien ce qu’il a en tête : on  augmente les profs mais, si et seulement si, on remet à plat le métier d’enseignant et ses « avantages » et on conditionne les augmentations à des "contreparties". 



C’est une histoire ancienne que rejoue ce gouvernement. Le vieil enseignant que je suis évitera pourtant de se lancer dans une longue rétrospective des différentes tentatives. On peut cependant rappeler le traumatisme initial qui est celui de la revalorisation de 1989
L’année précédente en 88, Lionel Jospin, ministre de l’éducation avait négocié la transformation des "instits" en professeurs des écoles avec une revalorisation des carrières et des rémunérations. On était donc bien dans une logique de contrepartie. Il pense alors pouvoir appliquer la même stratégie au second degré. Il s’agissait de mettre tout sur la table pour redéfinir le métier d'enseignant en même temps qu'on le revalorise. La conjoncture était favorable. Mais le syndicat majoritaire va s'opposer à cette logique. D'abord avec la crainte que cela soit une contrainte pour des profs très attachés à leur indépendance et qui refusent qu'on leur "impose" des réunions ou des tâches qui les éloigneraient de leur cœur de métier. Après plusieurs manifs et grèves, Jospin va capituler en aboutissant à une revalorisation de 20% sans que les négociations sur les obligations réglementaires de services (ORS), la référence aux temps de travail devant élèves et le statut n'aboutissent.
Depuis les travaux sur la définition du métier se sont succédés : rapport Thélot (2004) , rapport Pochard (2008), le rapport de la Cour des Comptes « Gérer les enseignants autrement » (2013) qui prône l’annualisation du temps de travail des enseignants.

En 2014-2015, sous l’impulsion du ministre Peillon, on produit un nouveau texte qui vise à remplacer les très sacralisés décrets de 1950, qui ne définissent le métier d’enseignant qu’aux seules heures de cours (dix-huit heures par semaine pour un certifié, quinze heures pour un agrégé). 
Sans modifier le temps d’enseignement hebdomadaire, le décret inscrit dans le statut les missions liées à  l’enseignement (préparation des cours, évaluation des élèves, orientation, travail collectif, etc.) et reconnaît les missions complémentaires effectuées au sein des établissements. Ces activités facultatives seront rétribuées par une indemnité. 
L’autre volet de la réforme concernait la remise à plat du système de « décharges horaires » - ces réductions du nombre d’heures de cours dont bénéficient certaines catégories d’enseignants. Mais devant la levée de boucliers des profs de prépa contre la perte des heures liées à leur fonction, le projet n’a pas été au bout sur cet aspect. 

Le rapport Brisson Laborde au Sénat en 2018 pointait l'occasion manquée de la révision des obligations réglementaires de service et faisait des propositions qui allaient dans le sens du Ministre. Celui-ci dans “L’Ecole de demain” (Odile Jacob, 2016), ouvrage programmatique publié un an avant sa prise de fonction défendait une « politique de ressources humaines qui valorise les qualités et les talents individuels de chaque professeur ». Il y décrivait un système d’affectation devenu « inadapté voire contre-productif ». « Une période de cinq années dans un même établissement paraît être un point d’équilibre », écrivait-il. Il évoquait aussi une possible refonte des obligations de service n’excluant pas une « annualisation du temps de travail » et une redéfinition du temps de vacances des enseignants. 
On le voit à travers ce rapide retour en arrière, l’idée de contreparties à la revalorisation n’est pas neuve et obsède les gouvernants. 


Impensés et autres idées fausses sur le métier enseignant
Le problème c’est que cette idée repose malheureusement sur un certain nombre d’implicites et préjugés qu’on peut lister rapidement : 

Les enseignants ne travaillent pas assez : c’est faux ! Il ne faut évidemment pas se focaliser sur le temps devant élèves :  15 heures par semaine pour les profs agrégés et 18 heures pour les certifiés dans les collèges et lycées. En primaire, un professeur des écoles (PE) a 24 heures de classe devant élèves, à quoi il faut ajouter 108 heures annuelles d’activités pédagogiques complémentaires, de réunions, conseils d’école, etc. Un PE français enseigne 924 heures par an, soit 152 heures de plus que la moyenne de l’OCDE. 
Bien évidemment, qui peut imaginer qu’il suffit d’arriver en classe sans préparation et sans corrections faites ? Une étude de la DEPP datant de 2010 établit à 44 heures le temps de travail hebdomadaire d’un enseignant (52 heures pour les plus jeunes), soirées et weekend compris.  Selon la même étude, un prof travaille 20 jours par an sur ses vacances. 

Et on les paye cher ces vacances dans tous les sens du mot : en temps de cerveau disponible, en plein tarif et en préjugés négatifs... Rappelons que comme tout le monde, les enseignants ont cinq semaines de congés. Le reste ce sont les vacances des élèves. On l’a vu, une bonne partie de ces vacances est utilisée pour préparer ses cours, se former, etc. 
Mais il est indéniable que la durée de ces vacances si ce n’est pas un privilège est un avantage de ce métier qui compense de moins en moins la faiblesse des salaires. Le remettre en question ne pourrait se faire sans une compensation financière.

Un dernier implicite réside dans la définition de ce qu’est le métier d’enseignant. L’idée que celui-ci se limiterait aux seules heures d’enseignement est dépassée depuis longtemps. Y compris chez les enseignants les plus réfractaires du second degré, il va de soi que le métier ne se limite pas à cela. Ces tâches, on les fait déjà ! 
C’est d'ailleurs pourquoi il serait symboliquement important de raisonner TTC (toutes tâches comprises) plutôt que de s’en tenir aux heures de cours et voir le reste comme  de la surcharge de travail ou du superflu. 


Comment évaluer le mérite ? 
Revenons sur les annonces faites par le ministre et à sa volonté déjà exprimée dans son livre programme. Sur les 500 millions annuels de hausse annoncée, seule une partie devrait être affectée à l'augmentation « universelle », la seconde moitié serait destinée aux profs “méritants” et à ceux qui seront d’accord pour… travailler plus.
On ferait rentrer là dedans un ensemble assez disparate : primes pour ceux qui assument des fonctions spécifiques, indemnisation pour ceux qui participeront à des formations pendant les vacances, mais aussi selon une appréciation assez vague,  le mérite individuel.
Cette question de l’évaluation du mérite dans ce métier mériterait un billet spécifique. On se contentera ici de poser quelques questions.
  •       Comment évaluer un mérite individuel dans une mission qui est fondamentalement collective ? 
  •     Sur quels indicateurs pourrait-on se baser ? Les résultats, l’appréciation des élèves/usagers, la « valeur ajoutée », les objectifs  ? 
  •      Qui déciderait de ce mérite ? un collectif ou le chef d’établissement manager ? Comment ne pas tomber dans le clientélisme ou la "note de gueule" ?

On le voit, les questions sont nombreuses et porteuses de multiples effets pervers. En Californie, l’instauration d’une rémunération au mérite pour les enseignants a été abandonnée car elle engendrait des tensions trop importantes au sein des collectifs de travail. Il faut se méfier de ce qui peut sembler une solution simple pour réguler un mécanisme complexe...


Comment mal redéfinir le métier
Les enseignants ne sont pas non plus des chasseurs de primes. Faudrait-il accumuler les tâches et autres responsabilités pour augmenter sa rémunération  au risque de multiplier les « chefs » dans un métier avec une forte culture anti-hiérarchique ? 
Pour le militant pédagogique que je suis, l'annualisation, la bivalence disciplinaire, la reconnaissance de la diversité des tâches, la formation (volontaire et choisie !) sur le temps de vacances, la constitution des équipes pédagogiques à l'échelle de l'établissement sont des nécessités qui mériteraient un vrai débat entre professionnels.
Mais pas dans la précipitation ni dans ce climat. Redéfinir le métier est une nécessité mais pas une urgence et pas sous la contrainte...
Lier une augmentation du salaire à des changements non concertés serait vécu comme  un traité de dupes... La "transformation" du métier ressemblerait alors à un nouveau chantage assez emblématique de la conception du dialogue social de ce gouvernement.
Il y a suffisamment de raisons pour revaloriser vraiment le métier enseignant et lui redonner du pouvoir d’achat, de l’attractivité, du pouvoir d’agir et de la considération pour éviter de tomber  dans le piège du « travailler plus pour gagner plus »

Philippe Watrelot

[ce texte a été initialement publié sur le site d'Alternatives Économiques ]
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Licence Creative Commons
Chronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.


dimanche, janvier 05, 2020

École : Les mots et les maux de 2019



Cela fait maintenant trois ans que je pratique le même petit exercice pour compléter ma rétrospective de l’année écoulée. Je demande aux personnes qui me suivent sur les réseaux sociaux (essentiellement Facebook et Twitter) de donner 3 mots qui selon eux résument l’année éducative. Je passe ensuite ces réponses à la moulinette d’une application  de « nuage de mots » qui les restitue avec une taille proportionnelle à leur fréquence. 
En 2017 j’ai recueilli 150 réponses et cela a illustré ma rétrospective qu’on peut toujours lire sur mon blog. 
En 2018, ce sont 230 réponses que j’ai rassemblées mais malheureusement je n'avais pas pu accompagner ce recueil de mots d’une synthèse écrite. 
Cette année 2019, la récolte a été encore meilleure puisque ce sont 340 réponses qui m’ont été faites. Je vais essayer ici d’en dégager quelques idées même si les mots parlent d’eux-mêmes ! Et j’ai si souvent écrit sur la politique éducative menée depuis deux ans et demi que j’ai l’impression de me répéter...


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Biais et limites
Un mot encore sur la méthode avant de rentrer dans le vif du sujet. 
Je suis conscient des biais et limites de ce petit exercice sans prétention. Ce sont des personnes sur les réseaux sociaux qui ont répondu et ils ne sont pas représentatifs (au sens des sondages). Puisqu’on m’en fait le reproche, je tiens aussi à dire que ceux qui me "suivent" ne sont pas tous des gens négatifs et sans cesse critiques. Bien au contraire ! 
Bien sûr, la forme particulière de l'exercice conditionne des réponses courtes et le lieu d'expression conduit plutôt à des critiques ou des jugements sans nuances.
Mais je crois qu'il faut entendre ce qui est dit dans ces mots répétés. 
Sinon, on peut gloser sans fin sur les biais et l'utilité de cette enquête absolument pas « scientifique »  et blâmer le messager plutôt que d'entendre le message...


Palmarès 





Plusieurs de ces mots se répondent et forment un système. Il ne s’agit pas de tous les reprendre mais je me risque à quelques réflexions à partir de certains d'entre eux...











Mépris 
Je suis toujours un peu gêné par la rhétorique du « mépris ». On prête à celui qu’on incrimine ainsi des sentiments qui ne sont pas forcément les siens en faisant un procès d'intention. Le mépris se situe en effet plutôt du côté du ressenti que de l’analyse rationnelle des faits. Mais, ceci étant dit, je dois admettre que lorsqu’on voit ce mot arriver en tête de liste (et de très loin : 125 réponses) cela interpelle ! 
Bien sûr, le message premier est celui du ressenti à l’égard du ministre et de sa communication destinée aux enseignants. S’il y a eu éventuellement un « état de grâce » au début de son  action, celui-ci s’est bien vite estompé. Jean-Michel Blanquer ne s’adresse pas aux enseignants mais à l’opinion publique plutôt conservatrice et il joue sciemment les uns contre les autres. Et son discours sur la réforme, à tort ou à raison, est vu comme une remise en cause du travail actuel des enseignants. 
C’est aussi le cas avec l’accompagnement de ces réformes : la multiplication des vade-mecum et autres livrets et en même temps l’impréparation de certains dispositifs comme ceux du bac conduisent à renforcer le sentiment d’abandon des enseignants. On ne les prend pas en compte... A cet égard l’épisode de la grève des notes du bac a constitué un point de bascule pour de nombreux enseignants jusque là relativement patients. 
Car il s’agit avant tout d’un phénomène cumulatif, la goutte d’eau qui s’ajoute à un vase déjà bien rempli. La gouvernance verticale et le peu de considération pour la parole et le professionnalisme des enseignants ne sont pas l’apanage de ce ministère. La technocratie de l’EN (dont Blanquer est un pur produit) agit ainsi depuis longtemps (ce que #pasdevagues en 2018 avait déjà montré). On peut dire cependant que ce sentiment s’est particulièrement amplifié depuis 2017 avec une gouvernance très autoritariste. 
Dans le mot « mépris », on peut lire aussi celui de « déclassement ». Là aussi, c’est un phénomène ancien mais que la question des retraites de cette fin d’année a encore plus exacerbé. Le déclassement c’est celui de l’image des enseignants dans la société. Ce n’est pas seulement une question d’argent mais la question de la revalorisation de la rémunération est essentielle. Car il y a un quadruple phénomène : 
  • la baisse du pouvoir d’achat liée au gel du point d’indice
  • des salaires faibles par rapport au niveau de diplôme équivalent
  • des rémunérations plus basses que la moyenne européenne
  • un salaire initial qui risque de conduire à une pension de retraite plus faible selon le système par points. 
Cette quadruple et nécessaire revalorisation (que j’ai déjà évoquée ici) contribue là aussi à aggraver ce sentiment de mépris. Il ne pourra qu’être renforcé si, comme il en a l’intention, le gouvernement veut conditionner celle ci à une redéfinition du métier. Outre le fait qu’il faudrait « mériter » cette augmentation et admettre implicitement qu’on ne travaille pas assez, cela pourrait surtout s’apparenter à un chantage et un marché de dupes oubliant les trois premières dimensions évoquées plus haut. Redéfinir le métier est une nécessité mais pas une urgence et pas sous la contrainte...


Mensonges et défiance
Jamais un slogan ministériel n'aura été à ce point une antiphrase. Le mot « confiance », répété à l’envi, marquait en fait une profonde défiance de la part du ministère. On a évoqué la multiplication des instructions officielles et autres livrets et vade-mecum encadrant le travail des enseignants surtout dans le primaire. 
Il faut aussi évoquer la loi injustement nommée « loi pour une école de la Confiance ». Initialement annoncée comme un texte bénin destiné à donner un cadre à la promesse d’instruction obligatoire à 3 ans, cette loi votée au printemps dernier s’est alourdie de nombreux autres dispositifs. L’article 1 de la loi, en insistant sur la nécessaire exemplarité des enseignants a vite été analysé comme une tentative de contrôler leurs expressions et revendications. 
La défiance est réciproque : « « Il n'y aura pas de loi Blanquer, j'en serai fier », avait promis le ministre de l'Education en mai 2017. On nous aurait menti ?  
Ce type d’affirmation, qu’on renie ensuite, a un effet néfaste. Il laisse entendre qu’on est dans le mensonge et la manipulation. Et, à terme, il dévalue complètement la parole publique. Comment croire la moindre promesse (notamment sur les retraites) dans ces conditions ?
Mensonges et défiance...


Autoritarisme et injonctions
On a essayé au début du quinquennat de faire passer Jean-Michel Blanquer pour une personne « issue de la société civile ». Il n’en est rien. C’est avant tout un technocrate et de plus en plus un politique à la sauce macronienne. 
Ces deux ingrédients forment un cocktail de pseudo-expertise scientiste et de verticalité technocratique. Il y a les « sachants » persuadés de faire le bien car ils ont les solutions et les « exécutants » à qui il faut indiquer les bonnes pratiques. Je pense donc tu suis...
Dans ce cadre il n’y a pas de pas de place pour les corps intermédiaires et la négociation. C’est ce que Blanquer a parfaitement intégré dans la première partie du quinquennat. Et qui lui fait tant défaut aujourd’hui ! 
Jean-Michel Blanquer est arrivé aussi avec l’image de quelqu’un ayant déjà beaucoup réfléchi aux transformations du système. Ses deux premiers livres parus avant 2017 ne sont qu’une longue lettre de motivation  destinée aux candidats potentiels (de droite ou de droite) . Il a aussi une image de stratège (et son versant noir de manipulation). Malgré cela, alors qu’on pouvait croire que tout était prévu, on constate l’impréparation de certaines réformes. Celle du lycée en est la parfaite illustration. Et plutôt que de chercher à entendre la parole et les suggestions des acteurs de terrain, on camoufle cette improvisation sous des injonctions et une arrogance technocratique. 


Suicide de Christine Renon
S’il y a un évènement dont on a parlé dans toutes les salles des maîtres et des profs c’est le suicide de Christine Renon. Cette directrice d’une école maternelle s’est donné la mort le 21 septembre sur son lieu de travail. Elle avait écrit une lettre de trois pages destinée à ses collègues et à sa hiérarchie, où elle détaille les raisons professionnelles pour lesquelles elle fait ce geste.
Si cet évènement dramatique a tant marqué c’est parce qu’on ne peut le réduire à un simple « burn-out » avec des facteurs personnels. C’est le symptôme d’un épuisement qui n’est pas que personnel mais celui de toute une catégorie (les directeurs d’école) et d’une profession. Avec ce geste Christine Renon montre l’inhumanité de la bureaucratie et l’injonction permanente à « faire tourner la machine » en comptant sur le dévouement et le sens du service public. 
C’est cela qui est en cause aujourd’hui et c’est très important. 


Fatigue, épuisement
Car la fatigue, l’épuisement sont partagés par beaucoup. Et cela pose la question de la conduite du changement. Comment réformer un système si les acteurs sont fatigués, en "souffrance", se sentent méprisés et déclassés ? 
C’est une question qui est restée en suspens depuis trop longtemps. Et, même s’il faut toujours relativiser et nuancer, on a le sentiment que la situation n’a fait que s’aggraver. 
La succession des réformes et des annonces ne permet pas de se poser et de construire collectivement une réponse. L’emballement médiatique (j’ai cessé de compter les interventions dans la presse de notre bien-aimé ministre)  contribue à ce sentiment d’épuisement. Et d’agacement. 


Quelle école ? 
D’autant plus que dans le même temps, le projet ministériel semble se révéler plus clairement. 
L’arbre des CP-CE1 dédoublés vendus comme une mesure de « gauche » cache mal la forêt des dispositifs visant à renforcer la sélection et la promotion du « mérite » individuel. 
Or ce mérite est bien mis à mal par les enquêtes nationales et internationales. Que ce soit le CNESCO (supprimé durant l’année) ou l’OCDE avec son enquête PISA, le constat est toujours le même. La France est un des pays où l’origine sociale joue le plus dans la réussite scolaire. 
Et pendant ce temps, une vulgate des neuro-sciences et une bonne dose de libéralisme conduisent à rendre l’individu seul responsable au final de son échec...
D’autres évoquent le risque d’une privatisation ou d’une marchandisation de l’École. On craint sa « destruction ». Cela mériterait de longs développements. Mais on peut surtout retenir que  cela ne fait que renforcer dans le milieu le sentiment d’être dans une citadelle assiégée et soumise à des attaques multiples. 


Quelles luttes ? 
« Grèves » et « lutte » sont deux termes qui sont revenus très fréquemment. La fin de l’année 2019 a été marquée par l’engagement des enseignants dans le mouvement social contre la réforme des retraites. Il faut aussi évoquer le conflit autour des notes du bac. Il y a eu aussi une mobilisation assez forte contre la réforme du lycée. 
À la sidération et l’attentisme du début a succédé une plus grande combativité. Mais si certains sont combatifs, d’autres (ou les mêmes) sont aussi désabusés. L’épuisement évoqué plus haut peut malheureusement conduire au renoncement et aux replis. 
Ce peut-être un repli sur soi mais aussi un repli sur l’école telle qu’elle est aujourd’hui. La "résistance" peut être aussi une forme de conservatisme. 



Au delà des nuages...
Je voudrais terminer sur un point qui m’inquiète personnellement au plus haut point. L’état d’esprit est tel qu’aujourd’hui le discours sur la nécessaire évolution de l’École n’est plus audible. La moindre analyse critique du système éducatif est prise comme une attaque ad-hominem contre les enseignants et une remise en cause de leur travail. La réflexion pédagogique est moquée et vue comme une rhétorique culpabilisatrice et creuse. 
Le « tous contre Blanquer » que certains appellent de leurs vœux peut aussi conduire à une régression de la réflexion politique et pédagogique sur l’École. 
Parce que je suis un militant, je ne peux m’y résoudre et je forme le voeu que 2020 soit l’année de la construction d’une réelle alternative à l’École que la politique et la situation actuelles nous impose. 

Philippe Watrelot

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Pour compléter, vous trouverez ci dessous les nuages de mots de 2017 et 2018 ainsi que la liste complète des mots 2019 avec leurs fréquences.
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Philippe Watrelot
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samedi, janvier 04, 2020

Mes "trolls" et moi...




Je me suis déjà exprimé à plusieurs reprises sur les évolutions et les dérives des réseaux sociaux.
Depuis quelques années (2015), je suis, comme d’autres sur Twitter, la cible d’un groupe à géométrie variable. Ils se qualifient ironiquement de « consternants » mais ne sont pas organisés autant que cela. Mais comme c’est malheureusement la pratique sur ce réseau, ils se répondent mutuellement, se renforcent et cela peut contribuer à donner un effet de nombre même s’ils ne sont pas aussi importants qu’ils veulent bien le croire. 
J’ai eu le malheur de parler de « harcèlement » pour désigner cette pratique d’interpellations pressantes, de sommation à rendre des comptes en s’appuyant sur des copies d’écran de vieux tweets archivés, d’indignations surjouées à propos de tout et n’importe quoi.  On m’a évidemment reproché ce terme car ils renvoyaient selon eux à une comparaison inapproprié avec le cas de la ligue du LOL et à un harcèlement sexuel*. 
Pourtant les mots ont un sens. Que dit en effet le dictionnaire Larousse pour le verbe « harceler » ? « soumettre quelqu’un, un groupe à d’incessantes petites attaques ». 
Certains de ceux qui en sont la cible ont choisi de répondre à chaque attaque. Cette position est légitime mais peut avoir un effet pervers en contribuant à donner l’impression d’une gué-guerre sans fin où tout le monde est à blâmer. Il est tentant alors pour les spectateurs de ce spectacle affligeant de se mettre dans une posture de surplomb et de renvoyer les deux camps supposés dos-à-dos...
On m’a souvent questionné sur ma propre position dans cette situation. C’est d’ailleurs une interpellation récente qui est à l’origine de ce court texte. Comme ce n’est pas facilement résumable en 280 caractères il était plus facile d’en faire un billet de blog.


Quelle attitude ? 
On peut résumer l’alternative ainsi et c'est toujours une mauvaise réponse :
  • Leur répondre pied à pied ? ils vont retourner cela en disant qu'on les agresse tout autant ! L’idée de réciprocité (« ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse ») ne semble pas les effleurer.
  • Ne pas leur répondre ? C'est courir le risque que leur parole mensongère ait plus d'espace. Sans compter les diffamations et autres atteintes à l'honneur, insultes etc.
Il faut faire le deuil d'un débat argumenté et de l'appel à la raison. Et même à l'idée qu'ils peuvent évoluer, ce qui est le pire pour un enseignant...
Il faut se dire au contraire que malheureusement tout ce que l'on dira, fera, soutiendra... sera lu de manière biaisée pour correspondre à leur représentation. Ma « bisournousitude » trouve là ses limites !  
Cela me rappelle quelquefois (l'innocence et l’excuse de l’âge en moins) quelques discussions avec des ados lorsque la mauvaise foi se combine à la victimation et le retournement  de la  culpabilisation. Avec en plus la volonté d'avoir toujours le dernier mot et d'attirer l'attention à soi.
« ah, tu vois bien si ça t'énerve c'est bien parce que j'ai touché juste ! » ; « c'est celui qui dit qui y est...» et autres joyeusetés du même genre...


Construction mentale 
Il y a aussi une bonne dose d'idéologie et de construction mentale nécessaires pour éviter la dissonance cognitive. Pour que leurs attaques tiennent debout, ils faut qu'ils se construisent (inconsciemment ou consciemment ?) une "mission" et une image de chevalier blanc.
C'est parce que nous sommes de "méchants néo-libéraux" destructeurs de l'école que nous avons soutenu la réforme du collège et que nous sommes favorables à l'"innovation" (mot piégé !). Et c'est pour cela qu'ils mènent cette guérilla sans fin au nom de cette "lutte".  
Ils ne harcèlent pas, vous dis-je, ils ont une « mission »...!
[A ce propos, je signale que cette position, exacerbée chez ceux que j’évoque,  existe chez bien d’autres qui voient la politique de Blanquer comme la continuité de la politique précédente. J’ai essayé de construire une réponse sur ce point qu’on pourra lire sur le site des Cahiers Pédagogiques ou sur mon blog]

Il leur faut enfin se construire une image négative de l'adversaire qu'on se fabrique et le parer de tous les défauts. 
Ainsi, je serais, pour ma part, un arriviste courtisan prêt à toutes les bassesses,  sans aucune "déhontologie" à qui on a confié la présidence d’un comité “Théodule’ en remerciement de ses vilenies. [les membres du CNIRÉ pour qui j’ai le plus grand respect apprécieront]
L'idée même que le comportement de l'autre soit fondé sur l'engagement militant au sein d'un collectif ne peut être intégrée dans ce schéma mental. Ce type de raisonnement où on ne voit l’autre que sous l’angle individuel de la cupidité et du calcul en dit finalement plus long sur celui qui le formule que sur celui qu’il croit accuser ! 
Malgré mes efforts (!) je ne suis pas parfait mais je crois que les personnes qui me connaissent me renvoient une autre image fort heureusement. Et je dois être un bien piètre « courtisan » pour rester fidèle aujourd'hui à mes convictions et à mon métier d’enseignant que j’exerce toujours avec passion depuis 38 ans ! 


Muets 
Face à cette combinaison d'irrationalité adolescente, d'idéologie pervertie et de pure méchanceté haineuse, comment réagir ?
Depuis dix ans, et surtout depuis 2015, j'ai adopté plusieurs tactiques. Il m'est arrivé de répondre pied-à-pied. J'ai essayé la dérision, le blocage... j'ai même songé à quitter Twitter. De toutes façons comme je le disais plus haut, il faut partir de l'hypothèse que tout sera déformé, ré-interprété, utilisé pour blesser, choquer...

Pour ma part, aujourd'hui, je les ai rendus "muets" (fonction "masquer" sur Twitter) : ils peuvent lire ce que j'écris (pas d’occasion de crier à la "censure", donc) mais parlent dans le vide lorsqu'ils s'adressent à moi. Je n'ai ainsi que des échos lointains de ce qui se dit quand quelqu'un que je suis est intégré à un échange masqué.  
De temps en temps, de moins en moins, je vais quand même voir ce qui se dit sur moi (fonction“rechercher”) pour vérifier que les limites que je me suis fixées ne sont pas atteintes (diffamation ou injure publique). 
Ma position actuelle est donc de ne jamais m'adresser à eux directement ni même de les citer car je sais que ce qu'ils recherchent c'est justement qu'on leur accorde de l'importance. Bien sûr, ça peut rater parce qu'ils font des émules que je n'ai pas forcément repérés. 

D’une certaine manière, le présent texte rentre aussi en contradiction avec cette position !  

Mais surtout je passe moins de temps sur Twitter (mais oui, c'est vrai !). Je sais bien que le "persona" qu'ils ont fabriqué n'est pas moi mais je me préserve. Je n'ai pas envie de (re)tomber dans ces polémiques perpétuelles qui sont devenues le carburant de ce réseau social.
Je fais la "veille" que je pratique depuis si longtemps. J’ai la faiblesse de penser qu’elle est utile. De temps en temps, je dis ce que j'ai à dire et j'essaye d'éviter de m'engager dans des interactions forcément perdantes et biaisées.
Au début de mon texte (mais pourquoi est-il si long?), je disais que toutes les stratégies sont mauvaises. J'ai choisi la deuxième car c'est la moins mauvaise.
Ne pas répondre aux provocations mais continuer à m'exprimer parce que je sais aussi que ce harcèlement (car c'en est un...) vise avant tout à faire taire !
Autrement dit:  Bien faire et laisser braire...

Philippe Watrelot




* le tweet auquel j'ai fait allusion en début de chapitre est ci dessous. Je ne l'avais pas conservé  mais les petits archivistes/procureurs de twitter sont là pour me rafraichir la mémoire !








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mardi, décembre 10, 2019

Revalorisation(s) ou entourloupe ?


le diable est dans les détails...

Revalorisation, rattrapage, ajustement, mise à niveau, compensation ? Quel terme choisir pour parler des promesses actuelles concernant les salaires des enseignants dans le contexte de la réforme des retraites ? 
Et si le bon terme était celui d’ « entourloupe » ? En effet, les propositions qui sont faites oublient que la situation ne se limite pas aux seules retraites mais à bien d’autres retards accumulés et ne règlent en rien les problèmes d’attractivité et de prestige de ce métier. Attention aux astuces de la communication politique...


Revalorisation(s)
On ne devrait pas parler d’une mais de quatre « revalorisations ». 

  • La compensation pour maintenir le niveau des pensions de retraite compte tenu du calcul par points et du faible nombre de primes dans la profession…
  • le rattrapage du pouvoir d’achat des fonctionnaires sachant que le point d’indice est gelé depuis neuf ans (avec un petit dégel en 2016)…
  • la mise à niveau des salaires des enseignants par rapport aux autres salariés français ayant des niveaux de diplôme équivalents pour retrouver de l’attractivité…
  • une revalorisation du métier d’enseignant par rapport aux autres pays comme le suggèrent les enquêtes internationales


Compensation ? 
En ce qui concerne la compensation pour maintenir le niveau des pensions de retraite, les promesses qui sont faites sont de 400 millions par an sous forme de primes. On voit donc ce qui se dessine : faire travailler d’avantage et/ou valoriser des missions réalisées par les enseignants. Il s’agit d’une augmentation ciblée et en aucune façon la prise en compte de l’ensemble des enseignants. Si on revalorisait tout le monde le calcul a été vite fait par Emmanuel Macron lui même à Rodez le 3 octobre dernier : « Si je voulais revaloriser, c'est 10 milliards. On ne peut pas mettre 10 milliards  demain, c'est vos impôts ». 
La compensation, dans cette logique et étant donné les sommes concernées, ne concernerait que les enseignants (et pas tous...) qui rentreraient dans la retraite par points pour leur permettre d’avoir des pensions qui soient « les mêmes que celles des fonctionnaires de catégorie A » (JM Blanquer sur France Inter le 10/12/2019).
Est-ce que cela répond aux attentes des enseignants ? On peut en douter. D’abord parce que la parole publique a été profondément dévalorisée et surtout parce que les motifs de contentieux sont bien plus profonds. C’est d’ailleurs ce qui explique la forte mobilisation des enseignants : la grève est l’expression d’un malaise qui va bien au delà de la question des retraites et n’est qu’un révélateur d’autres motifs de colère. 

Rattrapage ? 
En ces temps où l’on parle beaucoup de réchauffement, le point d’indice, lui, reste gelé ! 
Cela fait plus ou moins 9 ans que celui-ci ne bouge pas. Pour ceux qui l’ignoreraient, le point d’indice est un élément central dans le calcul de la rémunération d’un fonctionnaire. Pour faire varier leur salaire brut, l’état peut augmenter le point d’indice. C’est ce qui était fait, de manière régulière, pour que les salaires augmentent au rythme de l'inflation et que le pouvoir d’achat soit préservé. Or, depuis neuf ans, hormis un changement d’échelon, une promotion ou un changement de poste, les agents de la Fonction publique n’ont donc pas vu leur salaire augmenter durant cette période. 
Il y a eu une exception avec l’année 2016 où on a pris en compte cette revendication et reconsidéré la gestion des carrières et des rémunérations (PPCR). En 2017, l'alternance politique amène le regel du point fonction publique (toujours congelé !) et le blocage des accords PPCR. 
Il y a donc eu une vraie revalorisation en 2017 sous F Hollande et une vraie politique en faveur du primaire avant qu'E. Macron ramène la rigueur. C’est ce que rappelle le Café pédagogique en s’appuyant sur une note de la DEPP (Direction de l’évaluation la prospective et la performance) sur les salaires enseignants. 
On notera que ce gel du point d’indice concerne toute la fonction publique et pas seulement l’Éducation Nationale. 
Quelle est l’ampleur de la perte de pouvoir d’achat ? Des études l’évaluent entre 20 et 40%. Un jeune enseignant touchait deux fois le smic au début des années 1980, contre 1,3 fois aujourd’hui. Une autre une étude menée au milieu des années 2000 par les économistes B.Bouzidi, T.Jaaidane et R.Gary-Bobo avait établi une perte de pouvoir d’achat de 25 % entre 1981 et 2004, sous l’effet conjoint du gel du point d’indice et de l’évolution des cotisations sociales.
Malheureusement le « gel » est toujours d’actualité selon les déclarations ministérielles. Et cette perte de pouvoir d’achat est au cœur d’un sentiment de déclassement qui touche les enseignants.


Mise à niveau ?
Dessin d'Aurel paru dans Le Monde
Les enseignants ont le sentiment d’un déclassement et d’une perte de prestige de leur métier. Bien sûr, ce sentiment ne se réduit pas à la seule dimension matérielle. Les conditions de travail et le manque de confiance de la hiérarchie sont aussi des facteurs explicatifs. Mais il n’en reste pas moins que le métier d’enseignant a perdu de son attractivité et peine à recruter. 
La réforme de la formation (qui fera l’objet d’un autre article) risque d’accentuer ce problème. En plaçant le concours en fin de M2, on amène chaque candidat à se comparer avec la rémunération de ses camarades qui auraient eux aussi un Master (Bac + 5)
Dans une enquête, L'OCDE a ainsi comparé le salaire enseignant avec ce que ces diplômés gagneraient s'ils avaient opté pour une autre carrière. En France, un(e) professeur(e) des écoles gagne 72 % de ce qu'il/elle pourrait escompter avec son niveau de diplôme s'il travaillait ailleurs que dans l'éducation nationale. Au collège, un professeur français gagne 86% du salaire de ses camarades d'université. Et au lycée, 95%.
La question de la rémunération se situe donc à deux niveaux : les enseignants du primaire à niveau égal sont moins payés que ceux du secondaire (30% de moins en moyenne) et globalement les enseignants français sont moins payés que dans la plupart des pays européens. 


Revalorisation ? 
L’OCDE ce n’est pas que PISA. C’est aussi une enquête fort intéressante  qui s’appelle TALIS (Teaching And Learning International Survey) et qui porte sur les enseignants. Une partie de ses résultats est reprise dans une autre note récente de la DEPP (la division des études du ministère). 
Tous niveaux confondus, les enseignants français gagnent 22% de moins que la moyenne des pays développés, surtout en début et milieu de carrière, les salaires remontant en toute fin de carrière.
Les enseignants français gagnent près de 28.000 euros (bruts) par an dans le primaire, contre 29.900 pour la moyenne des pays de l'OCDE. Les profs de lycée français en début de carrière gagnent, eux, 29.400 euros, contre 32.423 euros pour la moyenne des pays de l'OCDE. L'écart se creuse ensuite, en milieu de carrière: par exemple, après 15 ans d'ancienneté, un prof de collège gagne en France 35.550 euros, contre 43.107 euros pour la moyenne de l'OCDE.
Autre enseignement du rapport : entre 2000 et 2018, le salaire des enseignants qualifiés et ayant 15 ans d'ancienneté a augmenté dans la moitié des pays de l'OCDE. L'Angleterre, la France et la Grèce font figure d'exception: le salaire des enseignants y a diminué de respectivement 3%, jusqu'à 6% et 17%. En France, c'est notamment le gel du point d'indice qui explique cette diminution.
L’OCDE dans ses dernières publications, y compris PISA 2018, affirme par ailleurs que « les systèmes performants sont aussi ceux qui offrent des salaires élevés à leurs enseignants, surtout dans les pays au niveau de vie élevé ».
Mais le salaire, s’il est un élément de la considération de la société à l’égard de ses enseignants, ne peut, me semble t-il, à lui seul permettre une transformation du métier d’enseignant.  Suffirait-il de mieux payer les enseignants pour qu’ils fassent leur métier autrement et de manière plus enthousiaste
? Car au delà de la rémunération et du sentiment de déclassement qui en découle, il se pose aussi une question de conditions de travail et d’évolution des carrières. Le mythe de la “vocation” est passé et c’est tant mieux. Nous exerçons un métier avec ses joies et ses peines pas forcément “pour la vie” et il faudrait que la gestion des ressources humaines et des carrières soit améliorée.
Il faut aussi que les différentes dimensions de ce métier qui ne se réduit pas à la seule présence devant des élèves soient mieux définies et affirmées. Une définition du métier TTC (toutes tâches comprises) qui ne se limite pas à l’impasse du temps de présence devant élèves devrait être discutée.  


Une vraie négociation  ou une « réforme par ruse » ? 
Car il faut noter que, dans la plupart des pays, si les salaires sont élevés c’est avec des conditions de travail différentes marquées par un engagement important et la reconnaissance de toutes les dimensions de ce  métier. 
C’est cette négociation  qui n’a pas eu lieu en France avec la “revalo” de 1989 où la lutte syndicale a fait un préalable de l’augmentation de salaires sans qu’il y ait au final  de réelles contreparties et évolutions.
enseigner dans la "Start-up nation"
On ne sait pas si Emmanuel Macron a cet exemple historique en tête, mais ses propos à Rodez (03/10/2019) montrent qu’il fait un préalable de la redéfinition du métier par rapport à une revalorisation globale et bien hypothétique : « Le pacte social implicite qu'on a fait depuis des décennies dans l'Education nationale, c'est de dire: on ne vous paye pas très bien, votre carrière est assez plate mais vous avez des vacances et vous partez à la retraite avec un système qui est mieux calculé que chez beaucoup d'autres parce que c'est le système où on calcule sur la base des six derniers mois. Ce pacte-la ne correspond plus à  la réalité. » (ah bon ?)
Et il ajoutait « Les enseignants comme quelques autres professions je ne peux pas leur dire du jour au lendemain vous allez passer dans le nouveau système parce que leur système est calculé sur les six derniers mois. Si je passe au nouveau système qui est tout au long de la vie, tous les enseignants seront lésés. Donc le passage au nouveau système pour les enseignants ne peut aller qu’avec une transformation de la carrière, de repenser la carrière dans toutes ses composantes. » 
Le choix qui est fait de proposer un système de primes semble indiquer ce qui doit être entendu par « repenser la carrière » : une promotion au mérite. Alors que ce métier doit être pensé et amélioré collectivement, on privilégie une logique individuelle et porteuse d’encore plus d’inégalités. Et on oublie qu’avant même de redéfinir le métier (ce qui n’est pas selon moi illégitime), il faudrait déjà redonner confiance aux enseignants et répondre à tous les aspects du malaise. 

La tentation est grande pour le pouvoir de faire une réforme « par ruse »,  sans le dire et sans mettre tous les éléments sur la table. Et l’entourloupe serait de faire passer pour une « revalorisation » pour solde de tous comptes ce qui n’est qu’une faible compensation pour les retraites en oubliant tous les autres retards et contentieux que l’on vient d’énumérer. 
Avec les mesures proposées, le malaise enseignant est loin de s’éteindre. 

Philippe Watrelot

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